dimanche 29 janvier 2006

A Bruxelles, 15 000 lobbyistes s'activent dans les coulisses des médias et de l'Union européenne

LE MONDE | 28.01.06 | 14h34 • Mis à jour le 28.01.06 | 14h34

BRUXELLES CORRESPONDANT

Bruxelles compte désormais 15 000 lobbyistes. Le chiffre est avancé par Siim Kallas, commissaire européen chargé des affaires administratives, d'audit, et de fraude. M. Kallas estime que l'activité des lobbies et des 2 600 grands groupes d'intérêt qui disposent de bureaux dans la capitale européenne draine un budget "de 60 à 90 millions d'euros". C'est beaucoup moins qu'à Washington, où les groupes de pression disposent, chaque année, de quelque 2 milliards de dollars, selon l'estimation de Roberta Baskin, directrice de l'ONG Centre for Public Integrity.

Cette Américaine, ancienne journaliste d'investigation, était, vendredi 27 janvier, l'invitée des organisations Alter EU Alliance pour la transparence du lobbying et l'éthique et Journalists@Your service, l'une des associations professionnelles de journalistes qui s'inquiètent de l'influence des groupes de pression sur les médias. "Le quatrième pouvoir a soldé son indépendance pour s'accomplir en instrument de propagande", assène Raoul Jennar, chercheur, membre de l'Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation (Urfig), dans sa préface à Europe Inc. (Editions Agone), un livre sur le pouvoir des lobbies paru en 2005.

"Bruxelles arrive à la deuxième place des capitales du lobbying, mais en termes d'exposition des décideurs publics à cette activité, que l'on peut mesurer par le ratio lobbyistes/fonctionnaires + élus, la capitale européenne arrive, de loin, en tête", souligne Florence Autret, dans l'introduction d'un séminaire qu'elle consacre au sujet à Sciences Po Paris.

La Commission de Bruxelles, principale cible des bureaux de relations publiques, groupes industriels, représentations, unions professionnelles, cabinets spécialisés et autres groupes de réflexion, compte quelque 26 000 fonctionnaires. Les journalistes, eux, sont un bon millier à disposer d'une accréditation auprès des institutions de l'Union (Commission, Conseil, Parlement). Ils forment un autre "groupe cible" pour les lobbies. Et singulièrement pour certains centres que finance la grande industrie 70 % des lobbyistes travaillent pour elle , toujours prêts à mettre à leur disposition un "expert" à même de résumer en termes simples l'actualité la plus compliquée.

Les hommes d'influence britanniques sont réputés pour décrocher l'information le plus tôt et tenter, ainsi, de peser au mieux sur les décisions. De l'aveu d'un porte-parole de la Commission, ils disposent des meilleurs relais dans la presse : "Ouvrez le Financial Times le mardi, et vous saurez quelles seront, le lendemain, les décisions du collège hebdomadaire des commissaires", ironise ce haut fonctionnaire.

LES FRANÇAIS EN RETARD

Dans un document publié en novembre 2005, la Chambre de commerce et d'industrie de Paris invitait les entreprises françaises, en retard sur leurs homologues anglo-saxonnes en matière de lobbying européen, à "affiner leurs arguments et démultiplier leurs cibles". Parmi celles-ci, relève la CCIP, les "faiseurs d'opinion, comme la presse". L'auteur plaidait aussi pour une alliance entre "intelligence économique et lobbying".

Daniel Guéguen, fondateur du bureau Clan Public Affairs, estime que les stratégies développées à l'avenir dans le domaine de l'intelligence économique "comporteront probablement le recours à des pratiques de manipulation, de déstabilisation et de désinformation". M. Guéguen est de ceux qui s'affirment partisans d'une réglementation de l'activité des lobbyistes bruxellois. Ou du moins d'une "autorégulation", avec la constitution d'un ordre professionnel.

M. Kallas veut aller plus loin. Il a plaidé, en mars 2005, pour que les lobbyistes soient tenus de révéler leurs commanditaires et leurs sources de financement. La Société des professionnels des affaires européennes a réagi de manière virulente, amenant, semble-t-il, le commissaire à faire un pas de côté. Des organisations européennes de journalistes exigent toutefois que les projets de réforme soient concrétisés et allient la régulation de l'accès à l'information à un meilleur contrôle des lobbies.

Article paru dans l'édition du 29.01.06

SOURCE: Le Monde, 29 janvier 2006.

jeudi 5 janvier 2006

Un scandale de corruption explosif

STÉPHANIE FONTENOY - Mis en ligne le 05/01/2006

Un influent lobbyiste plaide coupable de corruption active «de responsables publics».


CORRESPONDANTE AUX ÉTATS-UNIS

C'est sans doute le scandale de la décennie à Washington. Un tsunami politique sur le Congrès américain. Un champ de mines pour ses membres républicains et, dans une moindre mesure, démocrates. Le nom du lobbyiste Jack Abramoff devrait rester dans les mémoires comme celui de la corruption rampante à l'oeuvre dans les couloirs du Capitole. Jack Abramoff, brillant lobbyiste et militant républicain, a plaidé coupable, mardi, d'escroqueries et de fraude fiscale, ainsi que de corruption active de «responsables publics». Et le déballage ne fait que commencer: Jack Abramoff a accepté de collaborer pleinement avec l'enquête, notamment en témoignant à charge contre les politiciens qu'il a corrompus, en échange d'une remise de peine. Il risque 10 ans de prison et de devoir rembourser 25 millions de dollars.

A 47 ans, payé 750 dollars de l'heure pour démarcher les législateurs, Jack Abramoff était le lobbyiste parfait: malin, riche, introduit, influent. Doublé d'un escroc. Selon l'acte d'accusation, le lobbyiste avait bâti une spectaculaire réussite professionnelle, entre 1994 et 2004, en touchant, notamment à partir de 1997, des dizaines de millions de dollars versés par diverses tribus indiennes, dont il représentait les intérêts dans le domaine du jeu.

L'ancien lobbyiste vedette utilisait ses millions pour son enrichissement personnel mais aussi pour offrir invitations et cadeaux à des «responsables publics», en particulier un élu de la Chambre des représentants, que l'accusation ne nomme pas, et plusieurs assistants parlementaires. Les cadeaux comprenaient notamment des séjours en Ecosse pour jouer au golf, des entrées à des événements sportifs, des invitations dans de prestigieux restaurants, dans le but «d'influencer et d'obtenir en échange un accord pour accomplir certains actes officiels», selon l'accusation. Un centre de recherches indépendant indique que plus de 300 élus, républicains et démocrates, ont bénéficié des contributions de M. Abramoff depuis 1999.

Stratégie républicaine

Si le «Tout-Washington» tremble, les élus républicains, dont Jack Abramoff est un allié de toujours, ont, à juste titre, de bonnes raisons de s'inquiéter. Ce dernier n'est d'ailleurs pas étranger aux ennuis de l'ancien chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants, Tom DeLay, qui a dû renoncer à diriger la majorité après son inculpation fin septembre dans une affaire de financement électoral. La Maison-Blanche s'est empressée d'indiquer que George Bush ne connaissait pas Jack Abramoff et que les fonds qui auraient éventuellement été récoltés pour sa réélection seraient reversés.

Les aveux d'Abramoff mettent également en relief une stratégie républicaine pour dominer Washington. Il s'agissait de faire de «K Street», la rue des lobbies, un des bras armés de la machine du parti. Comment ? Infiltrer ces groupes de pression, les encourager à soutenir la politique conservatrice et à lever de l'argent pour les campagnes des élus républicains, en échange de faveurs pour leurs clients.

L'opposition démocrate, qui n'est pas à l'abri de mauvaises surprises dans son camp, a saisi l'occasion pour dénoncer «un exemple de l'abus de pouvoir et de la culture de corruption que les Républicains ont apportés à Washington». Le moment est bien choisi: les Républicains, majoritaires dans les deux Chambres, craignent maintenant un sérieux coup de balai lors des élections législatives de novembre 2006. L'opinion publique américaine est plus que jamais désabusée.

© La Libre Belgique 2006

SOURCE: La Libre Belgique, 5 janvier 2006.